Il suffit de s’installer à une terrasse de café et d’observer les gens, pour s’apercevoir à quel point la gestuelle usuelle est rapide, et à quel point cette vitesse mécanisée entretien le caractère automatique du mouvement, ne laissant aucune place pour d’autres sensations que celle, grossière, de bouger d’un endroit à un autre. (…)
Un premier bienfait de la lenteur est le repos qu’elle procure : s’offrir un mouvement très lent, c’est offrir au corps une pause dans une existence au rythme effréné.
Mais surtout, la lenteur est un élément clé de la perception du mouvement sensoriel, et ceci pour deux raisons : tout d’abord, elle offre le temps de prendre conscience du déroulement du mouvement, ouvrant ainsi un espace d’observation, de vigilance, dans lequel on peut capter nombre d’informations jusque-là inconscientes. C’est comme un film au ralenti, où l’on arrive à percevoir des choses qui était indétectable à la vitesse normale. (…)
Le mouvement lent bénéficie d’une assistance proprioceptive continue tout au long de son exécution, contrairement au mouvement rapide, du fait de la brièveté de ce dernier et des délais d’intervention des boucles proprioceptives. Il y aurait en quelque sorte « plus » à sentir dans un mouvement lent que dans un mouvement rapide. (…)
Les stratégies pour ralentir la vitesse gestuelle sont nombreuses. L’élève débutant a tendance à exercer un jeu subtil de contractions musculaires ; il n’obtient alors qu’une lenteur retenue, qui ne donne accès à aucune sensation car la contraction musculaire éteint et étouffe les sensations intérieures. Un mouvement lent est de toutes façons spontanément plus contrôlé qu’un mouvement rapide. Il faut ici un incertain entraînement au relâchement musculaire pour obtenir une lenteur que l’on pourrait qualifier de « ni retenue, ni dirigée ». (…)
Être dans la lenteur, c’est être simplement dans le temps du corps, le temps de l’écoute, le temps de la rencontre, sensible. La lenteur, c’est une densité de l’espace, et une intensité du temps ; elle est le rail sur lequel la conscience se pose et voyage au sein du corps. C’est la voie d’accès à la profondeur du corps et à l’émergence de l’intériorité. Elle signe le passage entre le faire et l’être.
Ève BERGER, LE MOUVEMENT DANS TOUS CES ÉTATS, Point d’appui, 1999, p. 99 et sq.